Écoute, Las Casas.

Prends bien note, Jérôme.

Le jour que je vais maintenant raconter est capital dans l’histoire des Découvertes : c’est ce jour-là que le Portugal refusa le cadeau de mon frère. C’est ce jour-là que le Portugal se priva du Nouveau monde.

J’ouvris la petite fenêtre, plutôt un soupirail, qui donnait sur le port de Lisbonne. Loin, tout en bas de la colline, les bateaux sortaient un à un de l’obscurité. Il me sembla que jamais les mouettes n’avaient autant crié. Il est dans la famille Colomb une sorte de folie : nous avons tendance à nous croire, nous autres, la préoccupation de tous les êtres vivants. Je me disais donc que ces oiseaux avaient deviné l’importance du jour et nous souhaitaient bonne chance. Je les remerciai d’un ample geste, ne doutant pas une seconde qu’il ait été vu et apprécié de la gent ailée. Derrière moi, Christophe se réveillait. Comme toujours, il avait dormi à poings fermés. Contrairement à moi. Car il n’avait pas cessé de marmonner sa présentation « Sire, nobles maîtres du Comité… » À peine me sentais-je glisser dans le sommeil qu’il recommençait : « Sire, nobles maîtres du Comité… »

Nous nous vêtîmes comme pour une procession du 15 août et, regrettant que notre mère ne pût nous voir en tels habits de fête, nous partîmes le cœur battant vers le palais royal.

Des enfants moqueurs nous faisaient escorte Christophe ne les remarquait pas. Il se récitait la prophétie de Sénèque, l’une de ses plus récentes trouvailles. Qui ou quelles forces mystérieuses l’avaient poussé à se plonger dans cette tragédie de Médée ?

Il y avait trouvé cinq lignes qui lui causaient une grande excitation.

Venient annis

Secula seris, quibus Oceanus

Vincula rerum laxet, et ingens

Pateat telus tiphisque novos

Detegat orbes nec sit terris

Ultima tille

Six lignes dont il m’avait donné une traduction quelque peu « augmentée », comme il avait coutume de faire. Il ne courbait pas seulement sa famille, mais les textes et les nombres à sa guise :

 

Viendra, dans les années lointaines du monde, un temps où la mer Océane lâchera les amarres des choses, et s’ouvrira une grande terre ; et un nouveau marin, comme celui qui guida Jason, et avait le nom de Tiphis, découvrira un monde nombreux, et alors l’île de Thulé ne sera plus la dernière des terres.

 

D’abord, je n’avais pas compris la raison de son enthousiasme.

Il avait tourné la tête de tous côtés pour vérifier que personne ne nous prêtait attention. Et, baissant la voix :

— Tiphis était le pilote de Jason. Comme je serai celui du Roi du Portugal.

Depuis, ces six lignes ne le quittaient pas. Il les récitait dès qu’il se sentait menacé.

C’était sa nouvelle tactique pour se rendre invulnérable. Qu’a donc à redouter d’un vulgaire Comité de Mathématiciens celui dont la venue est annoncée par Sénèque ?

Bientôt, il se donnerait corps et âme à cette quête, chercherait dans tous les livres, et d’abord dans les Textes saints, les passages où, avec un peu de bonne volonté, on pouvait lire qu’une personne lui ressemblant allait venir sur Terre pour y accomplir la volonté de Dieu. Saint Thomas d’Aquin, Nicolas de Lyre, saint Augustin, l’entièreté de la Bible, les Evangiles seraient ainsi mis à contribution pour justifier son ambition.

Il ferait paraître un jour, peu de temps avant sa mort, le recueil de ces notations : Livre des prophéties.

Moi qui n’avais pas ce bouclier, moi qui ne me croyais pas annoncé par les Écritures, je me rongeais les sangs. Les calculs de mon frère ne m’avaient jamais tout à fait convaincu. J’avais beau la garder bien enfouie au fond de moi pour qu’aucun mathématicien ne l’entendît, une petite voix me répétait que la Terre était plus étendue que Christophe ne le prétendait. Et le fait qu’il se grandît, lui, ne changeait rien à l’affaire.

 

Nous fûmes d’abord reçus fort civilement par le Roi, accompagné de son seul chambellan. Une grande table attendait. Mais il nous offrit des sièges devant la cheminée, comme pour une conversation d’amis. À peine assis, je me souhaitai crabe, ver ou poisson plat, l’un de ces animaux capables de rentrer sous terre. Car mon fol de frère, sitôt les compliments d’usage adressés, les protestations de respect proclamées et le but de son voyage rappelé (« par l’ouest, découvrir de grands pays, îles et terre ferme ; parvenir de ce côté à l’Inde, à la vaste île de Cipango et aux royaumes du Grand Khan »), aborda sans pudeur le vif du sujet, c’est-à-dire ses prétentions.

— Pour prix de cette Entreprise, je veux être honoré et armé Chevalier avec le droit de porter des éperons d’or…

Le chambellan sursauta. Les yeux du Roi s’écarquillèrent. Mon frère poursuivit :

— Je veux le titre de Grand Amiral de la mer Océane…

Cette fois, le chambellan se dressa :

— Ce Génois n’a plus sa raison.

D’un geste, le Roi l’apaisa. Une lueur d’amusement, me sembla-t-il, lui était venue dans les yeux.

— … et que me soit accordée la charge de Vice-Roi et Gouverneur Perpétuel de toutes les îles et terre ferme que je pourrai découvrir en personne ou qui seraient découvertes par mon industrie.

Le chambellan avait rejoint le Roi dans sa gaieté.

— C’est tout ? demanda-t-il.

Mon frère ne paraissait rien remarquer de ces réactions. Comme si souvent, il habitait une autre planète, celle de son rêve.

Il tira de sa poche un feuillet qu’il se mit à lire en ne cessant d’accélérer le débit.

— Je veux le dixième de tout le revenu résultant de tout l’or, l’argent, les perles, les pierres précieuses, et de tous les métaux, épices et autres choses lucratives et de toutes les sortes de marchandises, achetées, échangées, trouvées ou conquises dans les limites de mon Amirauté…

Il reprit haleine.

— … ainsi que le droit de contribuer pour un huitième aux dépenses de toutes les expéditions vers les terres nouvellement découvertes, et pour un huitième aux bénéfices qu’on en pourra tirer.

— Vous demandez beaucoup, dit le Roi.

— J’offre plus encore !

Le Roi hocha la tête et leva la main droite comme quelqu’un qui veut apaiser un interlocuteur emporté.

— Vous nous permettrez peut-être d’examiner d’abord votre projet.

Il fit signe à un huissier. Une à une, onze silhouettes noires se glissèrent dans la pièce et prirent place d’un côté de la grande table : le Comité. Sans attendre d’ordre, comme pressé d’en découdre, Christophe s’assit en face. Je le rejoignis. Le Roi n’avait pas bougé de son fauteuil. Tout au long du débat, il ne quitterait pas ce retrait.

Maître José Vizinho prit la direction de l’interrogatoire. C’était, parmi tous les mathématiciens, celui que nous redoutions le plus. Tout le monde savait qu’il avait été l’élève du très savant Rabbi Abraham Zacuto, lumière de Salamanque. Qui aurait pu contester une telle autorité ? Pour former le jugement du Roi, l’opinion de maître José serait décisive.

Et d’autant plus qu’aucun esprit n’était plus clair que le sien.

— Avant d’aborder le fond de l’affaire, veuillez considérer, messire Colomb, que nous n’avons aucune opposition de principe à votre Entreprise. Notre rôle consiste seulement à en apprécier la possibilité. Commençons par le principal : quelle est, selon vous, la dimension de la mer Océane que vous vous proposez de traverser ?

— À cette question, Pierre d’Ailly a répondu en son chapitre VIII au terme d’une longue enquête : cette mer est étroite.

— L’étroitesse n’est pas une mesure, messire Colomb. Nous ne pouvons nous contenter de sentiments. Allons aux chiffres. Et, pour apprécier la taille de l’océan, essayons d’abord de nous accorder sur la grandeur de la terre ferme. Commençons par l’évidence : notre planète étant ronde, plus le continent Europe et Asie s’étend vers Test, moins il reste de chemin à parcourir pour l’atteindre par l’ouest…

Toutes les têtes du Comité se penchaient en cadence. On aurait dit que le raisonnement était une musique dont chacun battait le rythme. Personne ne regardait celui qui parlait, maître Vizinho. Les yeux convergeaient vers le visage de mon frère qui, pour l’instant, parvenait à maîtriser sa tension. Moi seul, qui le connais mieux que personne au monde, avais remarqué le battement accéléré de sa paupière droite. Maître Rodrigo brûlait lui aussi d’un feu non réprimé. Les doigts de sa main gauche battaient la table et ses lèvres se relevaient aux encoignures, découvrant la pointe de ses dents : cet homme-là n’avait pas de patience et aimait le sang.

Maître Vizinho reprit. Où, en quelles régions de sa gorge ou de son ventre trouvait-il les douceurs redoutables qu’il imprimait à sa voix ?

— Je répète ma question. Soit notre globe, dont la circonférence s’étend par définition sur 360 degrés. Quelle part de ces 360 degrés occupent ensemble l’Europe et l’Asie ?

— 282 degrés. Par suite, la mer Océane que je vous propose de m’aider à traverser ne contient que 78 degrés.

Maître Rodrigo ne put se contenir.

— Ineptie ! Où avez-vous trouvé ce nombre de degrés ?

Première erreur de Christophe : il voulut répondre trop vite.

— 360-282 = 78.

Les yeux de maître Rodrigo flamboyèrent :

— Merci ! Nous savons tous soustraire. Je parle des 282.

— D’après mes travaux personnels, qui concordent avec les conclusions du très savant Grec Ptolémée, lesquelles sont également confirmées par tous les récits de voyage, à commencer par celui, qui fait autorité, du Vénitien Marco Polo, ce nombre ne peut être inférieur à 282.

— Ineptie !

Sans se laisser impressionner, Christophe ajouta que, prévoyant de commencer son voyage à partir des îles Canaries, c’est plus à l’ouest de 9 degrés qu’il s’embarquerait pour la traversée proprement dite. L’ampleur de sa navigation ne dépasserait donc pas 78 degrés-9 degrés= 69 degrés.

Dom Diego Ortiz eut toutes les peines à ramener la paix. Il pria maître Vizinho de poursuivre. Le Roi n’avait pas quitté des yeux Christophe.

— Nous reviendrons sur le nombre des degrés. Passons maintenant à la dimension de chacun. À quelle distance correspond un degré ?

Déjà Christophe ouvrait la bouche. Maître Vizinho l’interrompit.

— Pour ceux qui ne sont pas, comme nous, avertis de ces matières, je rappelle…

Et il nous fit cours, aussi clair que bref, sur toutes les sortes de degrés alors en vigueur.

C’est à ce moment que je sus notre Entreprise mal engagée.

— Alors, messire Colomb, quel est votre degré à vous ?

— 56 milles et 2/3 !

— Le degré chrétien ! Comme par hasard ! En auriez-vous trouvé un plus petit encore, vous l’auriez choisi ! N’avez-vous pas entendu dire que les meilleurs cosmographes l’évaluent à 62 milles et demi ?

Un fort brouhaha s’ensuivit, ponctué des moqueries qui ne blessaient plus nos oreilles, tant nous y étions accoutumés : il y était fait référence à notre malhonnêteté de Génois, à notre impudence de Génois, à notre ignorance de Génois.

De nouveau Dom Diego dut donner de la voix pour que la séance se poursuive. Maître Rodrigo était le plus constant dans la perfidie. On aurait dit un chien retenu fort longtemps et qu’on finit par lancer sus au cerf.

Seule la voix doucereuse de Maître Vizinho réussit à calmer tant soit peu les esprits.

— Passons au dernier point, peut-être le plus important, messire Colomb, pour apprécier la taille du voyage que vous nous proposez. Combien mesure un mille, d’après vous ? Attendez, attendez ! Je vais deviner. Quelque chose me dit que, de nouveau, vous aurez choisi le plus court, le mille italien, d’un quart plus modeste que le mille arabe. Je me trompe ?

Mon frère ne pouvait qu’acquiescer. Il le fit avec hauteur, malgré les quolibets : bien sûr, le mille italien ! Quel chrétien serais-je pour prêter foi à des calculs d’incroyants ?

Cette fois, Dom Diego dut évoquer la personne du Roi pour que revienne un semblant de silence.

— Notre Comité me paraît donc suffisamment averti. Selon monsieur Colomb, dont, sous son contrôle, je reprends les dires, la mer qu’il se propose de traverser vers l’ouest est… étroite. Car, premièrement, un nombre de degrés restreint nous sépare de l’Inde : 78. Car, deuxièmement, chacun de ces degrés vaut, pour lui, 56 milles 2/3. Car, troisièmement, ces milles sont italiens, c’est-à-dire les plus brefs. Si vous n’avez plus rien à ajouter – il laissa un silence –, je déclare close cette session de notre Comité. Lequel rendra à Votre Majesté rapport sous huitaine.

Laquelle Majesté se leva et, contre toute attente, vint, tout sourire, vers mon frère et, plus étonnant encore, lui prit les deux bras. Avant, dans un silence total par miracle revenu, de lui répéter son affection ainsi que l’intérêt qu’il portait à son Entreprise « dont (je me souviens des mots exacts) vous voudrez bien me reparler sans tarder ».

Il est remarquable de noter qu’entendant ces amabilités royales, les Mathématiciens changèrent à l’instant de visage. Le mépris qu’ils témoignaient à mon frère devint obligeance. J’ai même, venant du plus terrible, maître Rodrigo, entendu des encouragements :

— Il vous suffirait, capitaine, de revoir quelques calculs pour que nous donnions plein avis favorable à votre si beau projet.

Telle est la nature de l’oreille humaine : elle entend plus distinctement la voix de la puissance que celle de la conviction.

C’est accrochés à ces deux bienveillances, celle, spontanée, du Roi, et celle, courtisane, du Comité, que nous avons attendu le verdict.

L'Entreprise des Indes
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